clara (1/2)

I

« Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » C’est du moins ce que nous enseignent les contes de fée de notre enfance. Clara ne croyait ni aux contes de fée ni aux avenirs tracés.

Clara se réveilla en sursaut et mit quelques secondes à se remémorer où elle se trouvait. Elle était enroulée dans des draps blancs qui dégageaient encore un parfum d’homme. Il s’appelait Bertrand, elle logeait dans son petit appartement depuis quelques jours maintenant.

Ils s’étaient rencontrés suite à un drôle d’incident, il tournait rapidement le coin de la rue, son attention fixée sur le message qu’il tapait sur un vieux téléphone portable, elle, plongée dans ses pensées, ne l’avait pas vu arriver, il l’avait heurtée sans le vouloir. Il s’était confondu en excuses, avait jeté le mobile dans le caniveau pour faire bonne mesure. Comme elle était un peu sonnée et bouche bée, il l’avait prise dans ses bras pour s’assurer qu’elle n’avait rien. Le soir même, elle partageait son lit.

Quelque part, un bébé pleurait.

Clara quitta le lit pour faire un brin de toilette et s’examina sans complaisance dans le miroir. Elle était encore belle, les années de bohème passaient sans laisser leur marque sur son fin visage, pour combien de temps encore ? Elle replaça quelques mèches ébouriffées par la nuit et recula, satisfaite de l’image que lui renvoyait le miroir.

Plongée dans ses pensées, elle ne s’aperçut pas tout de suite que le bébé avait cessé de pleurer. Cet état de grâce ne dura pas. Ces vieux immeubles avaient certainement été édifiés dans des temps reculés où on ne parlait pas encore de normes d’insonorisation, pesta-t-elle pour elle-même. Personne ne pouvait donc aller voir ce que voulait le bébé ?

Elle décida de sortir sur le balcon pour identifier l’origine des hurlements. Il lui semblait que cela provenait de l’appartement voisin. Elle avait beau se pencher, impossible de voir à travers les carreaux gris et opaques de saleté des voisins. La porte qui donnait sur le balcon des voisins avait été laissée entrouverte, les balcons n’étaient éloignés que de quelques dizaines de centimètres. Clara ne prit pas le temps de réfléchir plus avant, quelques secondes plus tard elle franchissait le seuil de l’appartement.

Il était vraiment miteux. Un matelas défraîchi était posé à même le sol, le bébé était couché là. L’ameublement était spartiate, une vieille table de camping tenait seulement sur les trois pieds qui lui restaient. Une tasse de café encore pleine, à côté un croissant finissait de se dessécher. Des vêtements jetés pêle-mêle sur le sol, de vieux magazines. Aucune autre trace de vie, hormis quelques mouches qui bourdonnaient encore, les pattes engluées sur un ruban jaune qui pendait de l’unique ampoule.

Clara s’approcha du bébé. Il ne criait plus, sans doute fatigué d’avoir pleuré sans résultat. Elle murmura quelques paroles apaisantes à son oreille. Un bracelet de naissance était posé sur le matelas, la fermeture cassée, il avait dû glisser du poignet du bébé. C’était une fille, une petite Romane. Sous le bracelet, une feuille
de papier d’écolier à grands carreaux couverte d’une écriture hésitante. Quelques mots griffonnés à la hâte, prenez soin de mon bébé, pardon, une lettre de remord ou d’adieu. Clara, épouvantée, réalisa que personne ne viendrait au secours du bébé, abandonné, il mourrait certainement de faim dans cette pièce.

Le bébé ouvrit les yeux. C’était comme des abîmes bleus insondables, dans lesquels était concentré à cet instant tout l’espoir du monde. Clara resta figée. Le bébé finit par refermer les paupières. Clara se mit à réfléchir à toute allure. Même si elle criait par la fenêtre, personne ne l’entendrait, elle ne savait plus à quel étage elle se trouvait, mais l’ascenseur avait mis longtemps à les amener là. La porte était verrouillée, elle ne pouvait pas sortir. La personne qui avait abandonné le bébé avait laissé une lettre mais peu de chance à l’enfant de survivre. Une idée se forma, et, saisissant un vêtement dans le tas de chiffons, elle se précipita pour le jeter par le balcon. Sûrement des passants se poseraient des questions ? Frénétiquement, elle jetait tout ce qu’elle trouvait, la tasse de café froid, le vieux croissant. Elle entendait des rires dehors, ils croyaient peut-être à une scène de ménage ? Désespérée, elle finit par jeter la lettre d’adieu, si seulement le vent ne l’emmenait pas trop loin !

Il n’y avait plus rien à jeter. Elle retourna auprès du bébé, sa respiration devenait sifflante, le pauvre ange s’épuisait de faim.
Enfin, un bruit de pas dans le couloir, des coups contre la porte, des cris : elle reconnut la voix de Bertrand. Clara réalisa qu’on trouverait pour le moins étrange sa présence dans la pièce.
Instinctivement, elle s’empara du bracelet de l’enfant et s’échappa par la fenêtre d’où elle était venue.

Bertrand avait laissé sa porte entrouverte avant de frapper à l’appartement voisin. Elle en profita pour prendre la poudre d’escampette. D’autres gens arrivaient vers l’appartement. Personne ne fit attention à elle.